Reconstruire l’action sociale

Évaluer l’action sociale par les faits

Comme en témoigne mon analyse de la « marchandisation » de l’action sociale, je suis particulièrement sensible à une approche à partir des faits, plutôt que des discours où l’on ne sait jamais ce que les mots veulent dire. C’est cela qui m’a convaincu de la nécessité de reconstruire entièrement notre propre action sociale.

Au départ, je m’interrogeais surtout sur l’immense écart qui séparait la réalité quotidienne rencontrée dans mon activité bénévole et les propos abstraits et souvent inintelligibles du discours public. Je constatais aussi l’absence complète de coordination, qui conduisait nombre de mes interlocuteurs à venir me voir parce qu’ils « n’y comprenaient plus rien » et ne savaient plus que faire. Cela m’a d’abord conduit à imaginer des améliorations ponctuelles, en particulier pour remédier à des erreurs initiales de raisonnement, bien cachées mais manifestes. J’ai d’abord regardé la gestion administrative et financière des établissements subventionnés[1], puis élargi ma réflexion à de nombreux autres sujets, par exemple la réglementation des EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) ou le renforcement du lien civique face à la dématérialisation des procédures administratives. Le mouvement des Gilets jaunes m’a en outre fait découvrir des points qui m’avaient échappé, notamment les ambigüités de la mesure du pouvoir d’achat.

Progressivement, je me suis rendu compte que cette démarche fragmentaire ne pouvait suffire et qu’il fallait d’abord restaurer l’unité de l’action sociale, en la recentrant sur la singularité des personnes bénéficiaires. Le manuel de comptabilité nationale des Nations Unies offrait ici un support technique parfaitement adapté. Il ne me restait plus qu’à espérer la désignation d’un coordinateur pour l’utiliser et reconstruire une action sociale unifiée.

Vers un pilotage des minima sociaux par Bruxelles?

Pour autant, la récente proposition du Président de la République de créer un « bouclier social » pour tous les travailleurs européens peut prêter à confusion. Assurément réaliste, ce projet présenté aux « citoyens d’Europe » n’est pas déraisonnablement ambitieux! Qu’on en juge par les deux volets distincts qu’il comporte.

Il s’agit d’abord de garantir à toutes les personnes qui travaillent au sein de l’Union, quel que soit leur pays d’origine, la même rémunération sur le même lieu de travail. En dépit de la simplicité apparente de la formulation, la question présente une grande complexité technique puisqu’elle implique que le droit du travail soit ajusté en conséquence dans chacun des pays membres de l’Union. Cependant, c’est la réponse à une exigence évidente d’équité et le sujet a déjà été largement défriché au cours de la négociation sur les travailleurs détachés. À l’inverse, le second volet – la reconnaissance d’un salaire minimum européen dont le montant varierait comme aujourd’hui selon les pays, mais serait discuté chaque année collectivement – ne présente aucune difficulté technique, sauf pour les pays où le salaire minimum n’existe pas et devra donc être institué. La valeur symbolique d’un tel débat collectif sera en revanche considérable, puisque le sujet concerne la garantie de revenu de tous les salariés les plus mal payés.

Si le projet aboutit, le monde entier devra reconnaitre que l’Union européenne a franchi le premier cap, inévitablement technocratique, que représentait l’harmonisation des politiques économiques et que sa solidarité lui permet désormais d’engager la coordination des politiques sociales, avec tout ce qu’elle implique pour la vie quotidienne des personnes. En termes plus lyriques, les grandes puissances sauront qu’elles ont devant elles, non plus un conglomérat de 27 pays plus ou moins associés, mais un ensemble de près de 500 millions de citoyens qui, au-delà des innombrables désaccords de l’existence, s’accordent sur une même conception de la démocratie.

L’action sociale, défi de l’Europe

Le problème est donc différent pour la France et au niveau européen. Alors que notre action sociale s’enracine dans une histoire séculaire, l’UE sort à peine de l’enfance. Il faut bien sûr profiter de la visibilité temporaire qu’assurent le Brexit et l’élection du parlement pour vérifier qu’aucune erreur grave n’a été commise. Mais le plus important est de poser les actes qui la feront passer à l’âge adulte: c’est à l’évidence l’objectif du « salaire minimum européen ».

Les élections à venir sont d’abord l’occasion de dresser un bilan de ce que l’Union européenne a déjà fait et qui est bien plus considérable que ce que l’on croit généralement. Sait-on par exemple que la « Stratégie Europe 2020 » prévoit d’augmenter de 69 % à 75 % le taux d’emploi des personnes en âge de travailler et de réduire d’au moins 20 millions le nombre des personnes en risque de pauvreté et d’exclusion? Les résultats obtenus sont publiés chaque année par l’office européen des statistiques. De même, bien peu de personnes connaissent le système de Sécurité sociale institué dès 1963 pour les personnes travaillant dans un pays de l’Union autre que leur pays d’origine? Pourtant il couvre aujourd’hui 17 millions de bénéficiaires hors travailleurs frontaliers. En définitive, seul parait émerger avec ses 9 millions de bénéficiaires le programme Erasmus, extraordinaire ferment d’un authentique « lien social européen » entre les jeunes des pays de l’Union.

Si je devais ajouter une proposition personnelle au programme des futurs candidats[2], je pense qu’elle porterait sur le lancement d’un grand programme européen de recherche sur la compensation de la perte d’autonomie pour les personnes malades, âgées et handicapées. Le problème prend une importance croissante dans tous les pays en raison du vieillissement de la population et nous ne trouverons jamais les bonnes solutions sans commencer par y réfléchir tous ensemble: je rêve en quelque sorte d’un « Erasmus pour les vieux »!

[1] Réglementation administrative et financière des établissements et services sociaux et médico-sociaux, coll. « Guides Santé Social », Dunod, 2015.

[2] Les élections européennes de 2019 se dérouleront du jeudi 23 au dimanche 26 mai dans tous les pays de l’UE.

Par Jean-François de Martel
Ancien haut fonctionnaire et médiateur bénévole des services publics en banlieue parisienne, il est l’auteur de:
Un Pognon de dingue. Reconstruire l’action sociale
(préface de Pascal Le Merrer).

978-2-8109-0729-8