L’insoutenable légèreté des politiques publiques de l’enfance

Le 8 avril dernier, la conclusion d’une commission d’enquête parlementaire et la publication de son rapport concernant « les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance » mettait une nouvelle fois en lumière les difficultés de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) et le délabrement du service public de l’enfance. La ministre Catherine Vautrin dégainait préventivement le 6 avril dans Libération en annonçant un « plan d’action » sans moyens supplémentaires – austérité budgétaire oblige. Un peu plus d’un mois plus tard, on pouvait lire dans le même journal une enquête vertigineuse sur les réseaux de prostitution de mineures prises en charge par l’ASE.

Il y a, plus que jamais, quelque chose qui cloche au royaume de l’enfance. Dans le sillage du mouvement #MeToo et des livres de Vanessa Springora (Le Consentement, Grasset, 2020), Camille Kouchner (La Familia grande, Le Seuil, 2021), et Neige Sinno (Triste Tigre, P.O.L, 2023), on constate, tragiquement, une certaine régularité dans les scandales de violences – parfois sexuelles – faites aux enfants : maltraitance dans les crèches[1], inceste dans la sphère familiale, agressions dans les écoles privées catholiques… Alors que le Premier ministre François Bayrou s’enlise dans l’affaire Bétharram jusqu’à être convoqué par une commission d’enquête parlementaire, on peut se demander pourquoi la protection de l’enfance n’est-elle pas un véritable sujet de débat public. Pourquoi l’ASE et les politiques publiques de l’enfance n’atteignent-elles pas le niveau de résonance médiatique des différentes affaires de violences faites aux enfants ? Les deux sujets ne sont-ils pourtant pas liés ? Derrière les déclarations d’intention, quel est l’état du service public de l’enfance ? Le Gouvernement Bayrou s’est dispensé d’un ministère ou un secrétariat d’État dédié à l’Enfance. La politique annoncée d’austérité budgétaire pour réduire la dette via les dépenses de l’État et la baisse des dotations aux collectivités territoriales font craindre aux départements, principales institutions responsables de la protection de l’enfance, la détérioration de leur service public. Que sait-on de ce travail social dur autant qu’essentiel ? Des professionnels qui s’y dévouent, et des enfants pris en charge ?

Cachez ce problème public que je ne saurais voir

Les signaux d’alarme sur la protection de l’enfance ne parviennent pas à passer le mur du son médiatique pour atteindre la sphère politique et être mis à l’agenda. Récemment, des groupes et institutions aussi différentes que le Syndicat de la magistrature dans un rapport du 6 mai 2024, le Conseil économique, social et environnemental dans un avis du 8 octobre 2024, le Défenseur des droits dans une décision-cadre du 28 janvier 2025, la Cour des comptes dans son Rapport annuel sur les politiques publiques en faveur des jeunes publié le 19 mars 2025, les associations du secteur, et l’Unicef, ont chacune alerté sur la fragilité du système de protection de l’enfance.

Dans le premier article de la série « Enfance en danger » du journal Le Monde, on lisait que les mesures d’aide sociale à l’enfance ont augmenté de 40% entre 1998 et 2022, et de 20% sur la seule décennie 2014-2024 (chiffres de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques [Drees]). Plusieurs facteurs seraient en cause : amélioration du repérage des maltraitances – dont on peut se réjouir –, vulnérabilité croissante des familles, aggravation des crises migratoires et augmentation du nombre de mineurs non accompagnés… Ces enfants vivent dans un cycle de violences : les violences intrafamiliales sont souvent la cause de la prise en charge par l’ASE ; les violences des autres enfants dans les établissements, ou des adultes sensés les protéger…

Face à cette augmentation des publics à prendre en charge, associations et conseils départementaux peinent à recruter des professionnels : dans une enquête publiée fin 2023, l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux relève que 97 % des établissements et services de la protection de l’enfance ont des difficultés à recruter, et 9 % de leurs postes sont vacants ; l’association Départements de France annonçait un taux de vacance de 6,9 % dans les services de l’ASE la même année. Aujourd’hui, la Drees dénombre 30 000 postes vacants dans les établissements du secteur médico-social et éducatif. Le modèle historique des familles d’accueil est, selon Le Monde, « en souffrance » : longtemps moyen privilégié de placement, l’accueil familial (36 % des placements fin 2023) est désormais dépassé par l’accueil en établissement (41 % fin 2023 ; chiffres Drees). Il y a un effet ciseaux : de plus en plus de jeunes à accueillir, et de moins en moins d’assistantes familiales (40 000 en 2019, 38 000 en 2021). La moyenne d’âge de ces professionnelles augmente (56 ans), leur rémunération est peu attractive (SMIC) et elles ne bénéficient pas du statut de travailleur social. Dans Le Monde du 2 avril 2025, Matthieu Thiebault, directeur du centre de formation Askoria, à Rennes, appelait à « un plan Marshall en faveur de la formation des travailleurs sociaux, qui ne sont pas assez nombreux ; il faut augmenter leurs salaires, et il faut les aider à durer : si on formait plus les professionnels au contact des enfants à détecter les difficultés, on interviendrait avant qu’elles s’amplifient ».

Tout ceci a des conséquences très concrètes : selon le ministère des Solidarités, seuls 12 % des enfants suivis par l’ASE ont le bac ou un diplôme supérieur. Et selon la Fondation pour le Logement des défavorisés, alors que les personnes sans domicile fixe représentent 2 à 3 % de la population générale, 25 % d’entre elles sont issues de l’ASE. Et s’il ne faut retenir qu’un chiffre, c’est celui-ci : en mai 2024, plus de 3 350 enfants étaient sur liste d’attente pour le placement pour protection ordonné par le juge des enfants, c’est-à-dire encore dans leurs familles, défaillantes ou violentes.

Les uns paient, l’autre pas ? Les conseils départementaux contre l’État

Le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance confirme, une nouvelle fois, le constat gravissime posé par d’autres institutions. Parmi les 92 recommandations préconisées, on trouve notamment la création d’une commission nationale de réparation pour les enfants placés victimes de violences institutionnelles – une mesure certes symbolique, mais qui acterait la reconnaissance de l’échec de l’État à assurer sa mission de protection –, ainsi qu’une loi de programmation pluriannuelle sur cinq ans de protection de l’enfance, et l’augmentation des salaires des assistants familiaux pour augmenter l’attractivité du métier. La ministre Catherine Vautrin renvoie à l’élaboration du budget 2026 pour porter ces revendications.

Cependant, si l’État est bien garant de la protection des enfants, depuis les lois Deferre de décentralisation de 1982-1983, ce sont les départements qui sont délégataires de cette mission et gèrent l’ASE. Les présidents de conseils départementaux interrogés par Le Monde accusent l’État de se décharger entièrement sur eux et de ne pas respecter sa part du contrat : l’ASE étant à l’intersection de plusieurs politiques sectorielles progressivement délaissées par l’État (éducation, santé, justice), elle se retrouve à devoir tout gérer en dernier ressort[2].

Outre ces conflits politiques, certaines familles de mineures placées ont choisi de porter plainte pour « faute en responsabilité » contre les présidents des départements de l’Essonne, des Yvelines et des Bouches-du-Rhône. Car en parallèle de la crise de la protection de l’enfance que nous venons de décrire, un autre phénomène a mis l’ASE et les départements en pleine lumière : la prostitution des mineures. « Les alertes des professionnels de la protection de l’enfance se multiplient ces dernières années sur un phénomène qui semble en hausse, sans qu’il soit possible d’établir des données chiffrées fiables. Avec, toutefois, un élément constant : la prévalence des enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance parmi les mineurs qui se prostituent et l’impuissance collective à y apporter une réponse »[3]. On estime le nombre d’adolescentes mineures prostituées entre 15 000 et 20 000. Il faut se figurer une prostitution « moderne », loin du cliché du racolage : réseaux sociaux, sites spécialisés, messageries éphémères et instantanées, « micro-proxénètes » comme on dirait « micro-entrepreneurs »… D’une certaine manière, les foyers, parce qu’ils concentrent des enfants aux parcours de vie heurtés par les violences, sont un vivier de recrutement facile pour les proxénètes – d’autant que ces jeunes filles ne se considèrent pas nécessairement comme victimes, et peuvent aussi devenir à leur tour « proxénète », en donnant des conseils pour aider des copines qui voudraient se lancer… Interrogée par Libération, Léa Messina, responsable d’un dispositif d’accompagnement de mineurs en situation de prostitution en Loire-Atlantique, retourne le problème : « Viser l’ASE, c’est se tromper de cible. Les premiers coupables, ce sont ces hommes qui achètent le corps d’enfants sans être inquiétés. »[4]

Humaniser ces chiffres

Derrière ces chiffres égrenés, il y a autant de vies. Au fond, que sait-on de la vie d’un enfant placé ? Comment vit-il son placement ? On projette souvent dans les enfants ce que, devenus adultes, nous voulons y voir. Jonathan Moncassin, dans Le bruit des talons aiguilles (Hygée, 2023), raconte son parcours, d’enfant placé à éducateur spécialisé, et rend hommage aux éducateurs et éducatrices qui le sauveront, en le respectant et en lui donnant confiance en lui. Ce récit poignant rappelle qu’en dépit de toutes ses failles, le travail social est indispensable et permet aussi de belles victoires (moins relayées dans la presse que ses échecs). Côté soignants, Kristell Guével-Delarue raconte son quotidien de médecin en Protection maternelle et infantile (PMI) dans Stéthoscope en compote (Hygée, 2018), offrant un témoignage précieux sur cette institution mal connue. Pour une approche plus précise sur la PMI, L’institution PMI. Entre clinique du sujet et politique publique (Elian Djaoui et François Corvazier, Presses de l’EHESP, 2018) explore ses différents aspects. Et pour pousser plus loin le sujet de la protection de l’enfance, 100 idées reçues sur l’Aide sociale à l’enfance (Jacques Trémintin, Presses de l’EHESP, 2024) propose un panorama complet de la question.


[1] On renvoie au livre-enquête de Victor Castanet, Les Ogres, Flammarion, 2024, sur le premier groupe de crèches privées, People & Baby, ainsi qu’à l’enquête de Maïlys Brunel dans Libération, « Crèches privées : « Si le groupe la Maison bleue n’est pas encore tombé, c’est parce que, contrairement à People & Baby, un enfant n’est pas mort ». », 6 avril 2025.

[2] Anne Michel, « Comment les départements gèrent et financent l’aide sociale à l’enfance, un système qui craque », Le Monde, 31 mars 2025.

[3] Lucie Soullier, « Face à l’exploitation sexuelle de mineurs, des éducateurs « démunis » : « C’est un problème collectif que la société ne veut pas voir » », Le Monde, 04 avril 2025.

[4] Marie Piquemal et Gurvan Kristanadjaja, « Proxénétisme : les mineures placées de l’ASE, des proies de prédilection », Libération, 18 juin 2025.