[TRIBUNE] L’administration face au terrorisme: jeunes en danger ou jeunes dangereux?

David Puaud, IRTS Poitou-Charentes

Au terme d’une enquête anthropologique de plus de deux ans auprès de différents acteurs de terrain (éducateurs spécialisés, psychologues, enseignants, animateurs sociaux culturels, conseillers en missions locales, assistantes sociales, police, municipalités), David Puaud décrypte comment l’environnement administratif réagit au traumatisme des attentats sur le sol français et à la terreur qu’inspire la radicalisation. Extraits choisis et remaniés de « Le spectre de la radicalisation », paru aux éditions de l’EHESP.


Les actes terroristes de janvier et novembre 2015 à Paris, puis de juillet 2016 à Nice peuvent être considérés comme des moments emblématiques : ils ont remodelé, de manière dense, les représentations autour de notions telles que la violence, le terrorisme ou la radicalisation.

La peur collective autour des attentats et la guerre contre le terrorisme a entraîné la création et/ou la métamorphose de nouveaux dispositifs sécuritaires ainsi que d’une administration sociale spécifique renforçant les liaisons entre des dispositifs d’aide, de surveillance-correction et de renseignement.

Quelles sont les conséquences de la mise en place de ces dispositifs ? Quels sont les discours qui émanent de l’administration sociale (relevant de l’État social comme de l’État pénal) en temps de menace terroriste ?

De manière plus spécifique, l’une de mes hypothèses est, que si l’état d’urgence n’est plus d’actualité administrativement parlant, il reste symboliquement actif.

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Après la figure de la racaille et celle du voyou , le « jeune radical islamiste » est la nouvelle figure réifiant toute une partie de la jeunesse française issue des banlieues.
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Une administration des effrois collectifs

Il entraîne en conséquence le développement d’une administration socio-sécuritaire qui réagit à la peur mais paradoxalement la produit également. En effet, les discours et mesures politiques tendent à s’affranchir de l’état de droit en réponse à la transgression terroriste, en une sorte de « jeu de la peur entretenue depuis des années par le pouvoir », comme le disait Michel Foucault :

« Toute la campagne sur la sécurité publique doit être appuyée pour être crédible et rentable politiquement par des mesures spectaculaires qui prouvent que le gouvernement peut agir vite et fort par-dessus la légalité. Désormais, la sécurité est au-dessus des lois. »

L’inquiétude devenue permanente favorise « une paralysie de la volonté démocratique, une peur diffuse et vague, incapable de désigner l’objet du péril » selon les mots de Manuel Valls, à l’époque premier ministre.

Cette « administration des effrois collectifs » entraîne (entre autres) chez certains le détournement de la compréhension sociale du phénomène de la radicalisation en une explication culturelle, ethniciste, voire raciale. Le radicalisme islamiste serait uniquement lié à la religion, à une histoire culturelle. Les analyses sociologiques, historiques et géopolitiques du phénomène sont ainsi laissées en arrière-plan, si ce n’est balayé du revers de la main.

Un sujet « musulman »

Or, depuis le 11 septembre 2001, le terrorisme est devenu « un sujet musulman » au sein du monde occidental. Dans une enquête, des chercheurs américains ont analysé la couverture médiatique aux États-Unis des actes terroristes commis entre 2011 et 2015. Ils ont constaté que les attaques commises par des musulmans représentent une couverture médiatique 449 % plus forte que les autres actes terroristes.

[…] Ces derniers posent la question de cette notion si complexe à définir qu’est la radicalisation. En effet, elle renvoie à une multiplicité de signifiants et, en fait, à une « in-définition » globale. Cependant, il est nécessaire de tenter de la décrypter, car elle renforce la dissémination d’images spectrales à caractère identitaire.

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Pour le dire autrement, bien que n’ayant pas d’apparence ni d’existence physique, le spectre, fantasmé, peut surgir à tout instant, en tout lieu.

Un malaise profond

Nous voyons dans la prolifération de la notion de radicalisation le signe d’un malaise profond au niveau social et politique. L’étymologie nous amène à la question éminemment anthropologique de la « racine » et donc en conséquence à la prise en compte de ce qui se joue au niveau identitaire dans nos sociétés contemporaines. Mon ouvrage vise donc également à répondre à cette question : de quoi la radicalisation est-elle le nom, qui est ce « radical » ?

Un ennemi intérieur spectral qui, bien que faible en nombre, a réussi à déstabiliser la population et qui tend à instaurer un climat de peur.

La définition proposée par Farhad Khosrokhavar permet de mieux appréhender cet objet fuyant qu’est la radicalisation :

« Par radicalisation, on désigne le processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel ».




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Les formes de radicalisation contemporaines s’avèrent multiples, d’ordre religieux, mais également politique. Ces dernières années en Europe, on ne peut que malheureusement constater la montée des thèses et opinions favorables envers des groupuscules ou parti d’extrême droite comme en Hongrie, Pologne, Autriche, France, Grèce et Italie.



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Le « jeune radical islamiste »

[…] En somme, et cela peut surprendre, le phénomène de la radicalisation dite « islamiste » est minoritaire dans les sociétés occidentales. L’une des hypothèses de cet ouvrage est qu’après la figure de la racaille désignée notamment par Nicolas Sarkozy en 2005 à Argenteuil et celle du voyou formulée par Brice Hortefeux en 2010 (tous deux exerçant en tant que ministre de l’Intérieur) visant les jeunes des quartiers populaires, le « jeune radical islamiste » est la nouvelle figure réifiant toute une partie de la jeunesse française issue des banlieues.

Le spectre de la radicalisation performe l’image du délinquant des quartiers populaires. En effet, à travers la figure de la racaille étaient représentées des normes comportementales telles que l’habillement, les pratiques déviantes et délinquantes. Le jeune radical n’est plus défini uniquement par des pratiques comportementales et/ou délinquantes, mais bien des pratiques religieuses et des potentialités criminelles.

Même minoritaires, tous ces jeunes qui se lancent à corps perdu dans la guerre ou le martyre nous interrogent, car ils sont le révélateur des distorsions et des malaises de notre société.

[…] Au-delà des analyses ciblant comme cause primaire le lien entre radicalisation et islamisme et/ou uniquement focalisées sur des déterminismes individuels et/ou sociologiques, il s’agit notamment dans ce travail de tendre à la compréhension de quelques éléments liés à la disponibilité biographique d’individus qui se projettent (de manière plus ou moins consciente) comme sujets violents, que cela soit au niveau des ressorts psychiques, sociaux, historiques, culturels, territoriaux, etc.

Il faut entendre cette compréhension comme une tentative de reconstitution d’éléments pluriels qui ont pu se cristalliser dans une situation singulière. Notre démarche s’oppose ainsi à une explication arithmétique qui donnerait à voir la vérité d’une situation immuable et reproductible à d’autres cas similaires.


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Une incidence sur l’imaginaire social

[…] L’une des hypothèses de ce travail de terrain est de stipuler que le focus sur la radicalisation islamiste a de réelles incidences sur l’imaginaire social, notamment auprès des acteurs de terrain de proximité tant du fait des remaniements des discours que des techniques, directives envoyées aux institutions en termes de repérage des individus « radicalisés ». Comme le soulignait Foucault, « du dit, aussi bien que du non-dit ».

De manière concrète, il s’agit d’interroger la construction politico-médiatique de la figure du jeune radical islamiste issu des quartiers populaires. La figure du radical contribue à entretenir la production d’un « imaginaire social » à travers la diffusion incessante d’« images identitaires et religieuses » qui influent sur l’imaginaire du spectateur et réagence son propre rapport à l’altérité. Ce processus permet la création d’une véritable « institution de l’imaginaire ».

Des raisons d’espérer

Pour conclure, revenons à la question initiale : de quoi la radicalisation est-elle le nom ? Pour le dire autrement, comment nos sociétés contemporaines font-elles pour enfanter tant d’individus en rupture ? Osons citer Marx :

« La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple »

Oui, un monde sans esprit, ou pour le dire autrement sans mythe collectif ? Car c’est bien parce que notre monde est « sans esprit » que certains adhèrent à des idées extrémistes au sens large du terme.

Mais au-delà de ce climat morose, il reste des raisons d’espérer. Car à la question « Que faire ? », on peut oser une réponse : chercher, esquisser du faire-sens. L’histoire nous apprend que c’est dans les périodes de crise qu’émergent des expériences novatrices, des opportunités de changement comme le disait Friedrich Hölderlin : « Là où croît le péril… croît aussi ce qui sauve. »The Conversation

David Puaud, Anthropologue, IRTS Poitou-Charentes

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.